Les droits de la peinture

Fra Angelico, Le Couronnement de la Vierge, Vers 1430 - 1432, 209 cm x 206 cm, à la prédelle: La dispute de saint Dominique et le miracle du livre, Louvre, Paris

Fra Angelico, Le Couronnement de la Vierge, Vers 1430 – 1432, 209 cm x 206 cm, à la prédelle: La Fra Angelico, Le Couronnement de la Vierge, Vers 1430 – 1432, 209 cm x 206 cm, à la prédelle: La dispute de saint Dominique et le miracle du livre, Louvre, Paris

La dispute de saint Dominique et le miracle du livre est une œuvre de petite dimension, qui vient s’intégrer dans un retable intitulé Le couronnement de la Vierge. C’est un des panneaux  situés dans la partie inférieure  de cet ensemble. Le visiteur, emporté par un guide ou pressé de tout voir, ne prêtera pas attention à ce petit format de Fra Angelico. Si il le voit,  il le regardera avant tout comme l’illustration d’un épisode religieux. Pourtant, ce tableau retiendra l’amateur qui a la manière pour Aborder les œuvres. Quand on aime la peinture, on finit toujours par rester scotché devant ce genre de joyau pré renaissant. La belle lumière qui en émane, la qualité de leurs tons francs et accordés, ont suscité l’intérêt et l’admiration des maîtres du XXe siècle.

Fra Angelico, Le couronnement de la Vierge, vers 1430-1432, 209 x 206 cm, à la prédelle: Le rêve d'Innocent III, Louvre, Paris

Fra Angelico, Le couronnement de la Vierge, vers 1430-1432, 209 x 206 cm, à la prédelle: Le rêve d’Innocent III, Louvre, Paris

A la prédelle du même retable, Le rêve d’Innocent III. Ce panneau nous aidera à lancer notre sujet. Sur un mur d’un blanc nourri, plein, sonnant, l’exact contraire d’un blanc creux, se détache une ouverture d’un noir profond. Par son intensité cette bande noire à le même impact visuel que la cape du saint qui la jouxte. Dans le scénario, Saint Dominique soutient de ses épaules l’édifice qui menace de s’effondrer. Pourquoi l’ouverture, cette porte qu’il ne parait pas urgent d’emprunter, a-t-elle tant d’importance ? Peut-on donner un sens quelconque à la force de ce noir ? Imaginons maintenant que la densité de ce ton soit réduite, que cette bande vire au gris : qu’adviendrait-il de ce tableau ? Ne manquerait-il pas de consistance et d’aplomb ? Ce ton soutenu ne favorise pas la lecture du tableau, mais gage de sa qualité, Le peintre des anges pouvait-il l’ignorer ?

Il est cependant aventureux de préjuger des intentions et de la démarche d’un peintre sans pouvoir s’appuyer sur le moindre témoignage. Une thèse, éloignée de la mienne, peut toujours expliquer ce traitement singulier. Ce noir intense peut indiquer et souligner l’axe du mur en train de s’effondrer. C’est une hypothèse vraisemblable. Cependant, j’ai souvent vu cette œuvre et je n’ai jamais lu ce bandeau noir comme un accès, un passage. Angelico était à même de peindre une ouverture qui fasse illusion, or si cet étroit bandeau s’inscrit parfaitement dans le tableau, il n’est pas solidaire du mur blanc. Regardez-le : il semble même s’en détacher. En réalité, avant d’être une ouverture, c’est une surface de couleur, un élément plastique qui porte et enlève la composition, un plan coloré que Matisse n’aurait pas renié.

Je pressens, peut-être à tort, que cette problématique ne vous bouleverse pas. Vous devez penser que seul un peintre peut se passionner pour de semblables questions.Vous avez la possibilité de passer au Louvre et d’y voir ce tableau de vos yeux ? Alors regardez bien Le rêve d’Innocent III, ne le manquez pas, je suis certain qu’il vous étonnera. Cette œuvre ancienne n’annonce t-elle pas une peinture qui engendre son propre fait, une peinture autonome ?

« Lorsque Mozart écrit une phrase musicale ou lorsque Tintoret brosse une composition, il n’a pas en vue de répéter dans un autre langage ce qui a été dit ou ce qui pourrait être dit autrement »
Pierre Francastel, La réalité figurative, Denoël/Gonthier, 1978, p. 13

Fra Angelico n’a pas dû se poser la question en ces termes, il n’a d’ailleurs pas dû se la poser du tout. Pour ma part, je vois dans ce noir profond, sans fonction réellement descriptive, sans valeur sémantique ajoutée, la substance et l’introduction de  cet article.

Quand bien même je vous servirais une fable, l’important est qu’elle soit crédible, qu’elle appartienne au domaine du possible. En tant que qu’illustre inconnu, j’aime pourtant étayer mes thèses par des témoignages significatifs. Le rêve d’Innocent III m’intéressait déjà depuis quelques années, quand je suis tombé sur un livre de Georges Didi-Huberman. Dans cet ouvrage consacré à Angelico, j’ai trouvé, sinon la confirmation de mes affirmations, du moins une proximité, un appui. Bien sûr Didi-Huberman établit des liens subtils entre peinture et théologie, quand c’est la peinture considérée dans son aspect plastique qui me soucie. Cependant, mes constats rejoignent parfois ceux de cet érudit. C’est ainsi qu’il écrit :

« (…) il fallait pour cela renoncer, au moins provisoirement, à ce très vieux postulat, le mieux partagé sans doute et aussi le plus impensé de l’histoire de l’art classique : postulat selon lequel la peinture figurative imite les choses en imitant leur aspect visible. Il fallait donc, devant les singularités chromatiques d’Angelico, suspendre un moment toute certitude, et renoncer à comprendre l’histoire de la peinture renaissante comme une histoire de la conquête des ressemblances. Puisque les questions « À quoi cela ressemble-t-il ? Qu’est-ce que cela raconte ? » restaient caduques (…) ».
Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et figuration, Flammarion, Paris, 1995, p. 11

Au service de la société

Pour établir les enjeux et les propriétés de la peinture, nous ne manquerons pas de distinguer L’expression et la communication. Si le peintre est au service de son art, ses cousins, le graphiste, le maquettiste, l’illustrateur, le designer, sont au service d’un client ou d’une organisation et doivent réaliser la mise en forme d’un contenu. Cette réalité ne diminue pas les compétences et le talent de ces derniers, mais la différence entre l’art et la communication n’est pas toujours clairement perçue. Pour le concepteur graphique, le fonctionnel prime sur l’esthétique, c’est l’image efficace contre l’image utopique, le message doit passer… C’est la priorité :

 « L’instinct du concepteur au contraire, est de simplifier, de clarifier (…) Tout design doit donner forme à sa matière première, l’ordonner, la classer, la hiérarchiser. »
Newark Quentin, Guide complet du design graphique, Paris, Pyramyd ntcv , Bloc notes Publishing, 2003, p. 14

Face à cette réalité, même si la distribution des rôles peut sembler resserrée, le peintre peut être regardé comme un pur créateur loin de toute contrainte. Mais, il n’en a pas toujours été ainsi, le peintre n’a pas toujours été ce personnage unique, revendiquant une démarche et des objectifs bien à lui.

« (…) tant qu’une oeuvre d’art, ou une image, est restée une production collective ou anonyme, cela indiquerait que l’oeuvre était au service d’une religion, d’un rite ou, au sens plus large, d’une fonction magique. »
Joly Martine, Introduction à l’analyse d’image, Saint-Germain-du-Puy, Nathan Université, 2003 p. 37

Au moyen age, le peintre était un artisan, un anonyme. Il ne cherchait pas à se distinguer et ne réclamait pas de statut particulier. Vint pourtant le moment où le peintre signa, où son tableau fût regardé comme une œuvre singulière. Il fallait désormais que l’on puisse authentifier son travail, il aspirait maintenant à être connu.
Le statut du peintre avait changé, mais il était toujours au service de la société et pendant les siècles qui suivirent, la peinture — même signée, garde un aspect fonctionnel. Elle sert les évangiles, la grande et la petite histoire, elle illustre les mythes, elle représente le monde… Chaque image produite a un rôle et une signification. La peinture communique, c’est même sa principale mission avant que « l’art pour l’art » ne soit parvenu au terme de sa logique. Pourtant, au delà des missions qui lui sont confiées, l’artiste authentique se soucie de la peinture elle-même, ce sont les taches colorées qui l’enfièvrent.

 « Des siècles durant, le langage proprement plastique fut tenu par les artistes pour une sorte de secret, souvent subordonné, il ne fût jamais ignoré. »
André Malraux , Les voix du silence, Gallimard, 1951

Si l’on se réfère maintenant aux grandes figures de la peinture, aux membres de la liste, nous avons de bonnes raisons de croire, que la priorité de l’expression plastique sur le message n’est pas un fait nouveau :

« Encore nombre de tableaux classiques – l’Orion aveugle de poussin, par exemple, sorti d’un texte de Lucien – sont-ils des mises en images d’œuvres littéraires ou de mythes écrits, préexistants. Sans doute n’est-ce pas cela qui fait la valeur d’un Botticelli ou d’un Titien. Celle-ci vient non d’une transcription mais d’une transfiguration où l’image vient en excès sur l’idée, pour la coiffer et la dissoudre à la fois dans une harmonie visuelle autonome suscitée par les seuls moyens plastiques. »
Debray Régis, Vie et mort de l’image, Gallimard, 1992

Poussin Nicolas, La vierge apparaissant à saint Jacques le Majeur, 1665, huile sur toile, 301 x 242 cm, Louvre, Paris

Poussin Nicolas, La vierge apparaissant à saint Jacques le Majeur, 1665, huile sur toile, 301 x 242 cm, Louvre, Paris

Lorsqu’il peint La vierge apparaissant à saint Jacques le Majeur, Poussin obéit bien à la nécessité de raconter une histoire. Saint Jacques le Majeur, désigné par la vierge, est nettement mis en avant comme le sujet le réclamait. Toutefois, l’accent est mis aussi sur son compagnon et le jaune de la robe de ce dernier, encore exalté par le bleu d’un improbable drapé, retient toute notre attention. La Vierge elle-même semblerait presque en retrait, clignez les yeux en regardant la reproduction pour mieux le constater. Pour Poussin, le tableau est d’abord une affaire de couleurs et bientôt une logique spécifique est à l’œuvre. Une logique picturale, qui réclamait sans doute que le point fort de la composition, le principal contraste, se situe dans le tiers inférieur plutôt que dans le haut du tableau ; c’est pourtant dans cette partie là que se trouve l’héroïne de l’histoire, celle qui devrait régner sur l’agencement des plans colorés.
Les exemples de cette sorte, où les qualités picturales priment sur le message, ne manquent pas. Uccello, Rembrandt, le Tintoret, le Greco, Vélasquez, pour ne citer que quelques-uns des peintres des peintres, servaient bien les nobles et les ecclésiastiques. Mais, le chant de la couleur, la circulation de la lumière, l’étendue du champ pictural… L’expression plastique, en somme, constituait l’essentiel leur quête. Le commanditaire n’était pas dupe, il voyait bien que le cahier des charges n’était pas toujours respecté. Il admettait probablement que, pour atteindre l’ineffable, le prestataire ne transige pas avec les lois de la peinture. Ainsi, longtemps avant qu’il ne soit question de distinguer l’expression de la communication, le peintre avait des devoirs, mais il avait bien des droits.

Dans sa première version, cet article s’arrêtait là. Je comptais uniquement évoquer ce droit du peintre ancien ou classique à chercher la peinture dans sa plénitude. Quand au peintre moderne ou contemporain, rien ne semblait susceptible d’entraver sa liberté. Pourtant, après ruminations, j’ai détecté des complications et la formule d’origine m’a semblé un peu succinte…

 Le peintre affranchi

Derain André, Autoportrait à la casquette, 1905-1906, Collection particulière

Derain André, Autoportrait à la casquette, 1905-1906, Collection particulière

 « Jusqu’au dix-huitième siècle, l’art était au service de la société ou de la religion ; l’artiste ne concevait son action que comme une nécessité pour la société dans laquelle il vivait. Son œuvre était une sécrétion sociale. La liberté lui est aujourd’hui rendue. »
Alberto Giacometti, Ecrits (Articles, notes, entretiens), Savoirs/sur l’art, Hermann, p. 248

Comme l’annonce Giacometti, le peintre est libre depuis quelques décennies. Il est officiellement dispensé de toute mission, définitivement affranchi. Les droits de la peinture sont désormais établis et les perspectives offertes aux peintres semblent désormais infinies.
On aimerait le croire
, mais en réalité tout ceci est-il bien acquit ? Le peintre profite-il pleinement de sa liberté ? Les droits de la peinture sont-ils effectivement reconnus ? 0n peut s’interroger.
Au début du siècle dernier, Kandinsky a exprimé l’idée, mille fois reprise depuis, selon laquelle l’acte de peindre doit reposer sur une « nécessité intérieure ». Si il est un artiste qui partageait cet état d’esprit, c’est bien Giacometti. Cet ogre qui ― sans rien attendre en retour ― ne cessait jamais de sculpter, de peindre et de dessiner semble pourtant s’interroger :

« Eh bien ! D’une certaine manière, c’est plutôt anormal de passer son temps, au lieu de vivre, à essayer de copier une tête, d’immobiliser la même personne pendant cinq ans tous les soirs, d’essayer de la copier sans réussir et de continuer. Ce n’est pas une activité qu’on peut dire exactement normale, n’est-ce pas ? Il faut être d’une certaine société pour qu’elle soit même tolérée, parce que, dans d’autres, on ne pourrait pas la tolérer. »
Alberto Giacometti, Ecrits (Articles, notes, entretiens), Savoirs/sur l’art, Hermann, p. 251

Un artiste sans comptes à rendre, sans fonction sociale, le nouvel habit n’est pas si facile à endosser. Avec le développement de la photographie, le peintre n’est plus directement utile à la société et son image se modifie. Le représentant de la peinture académique garde quelque prestige en usant de la virtuosité et de l’effet, mais les impressionnistes sont bien aux marges de la société. Finalement, Monnet, Cézanne, Van Gogh, puis Soutine, Matisse et Braque sont couronnés. La peinture pour la peinture peut s’afficher et prospérer. Une parenthèse s’ouvre alors, un âge d’or, en quelque sorte, qui culmine dans les années 1950. Le comportement de tous ceux qui misent sur des valeurs proprement picturales, est considéré comme approprié. L’artiste au service de la seule peinture est reconnu et parfois fêté.
On raconte même que dans le sillage de cette célébrité, qui faisait alors les unes des journaux, les supporters sont nombreux et qu’à la sortie des expositions les partisans de Matisse et de Picasso en sont quelquefois venus aux mains. Ce n’est pas le fait du hasard si durant cette période où l’on ne plaisantait pas avec la peinture, Giacometti, toujours lui, a cette formule extraordinaire :

« Philippe VI a fait peindre son portrait par Vélasquez. Le plus grand service que ce roi ait rendu à l‘humanité, c’est d’avoir posé pour lui. »
Alberto Giacometti, écrits (Articles, notes, entretiens), Savoirs/sur l’art, Hermann, p. 214

C’est vrai, les choses avaient changées. Le tableau n’était plus confondu avec un support de communication, un visuel. L’artiste peintre n’était plus tenu de servir les idées et les membres de la tribu. Il le faisait à l’occasion, à sa guise ou sous l’emprise d’une irrépressible émotion. Comme Picasso qui réalisa des décors de théâtre pour Cocteau et qui s’attela au légendaire Guernica, en réaction au bombardement d’une ville espagnole par les nervis de Franco.
Pourtant le dossier n’était pas clos, l’interrogation de Giacometti sur le rôle inédit de l’artiste était partagée, et, malgré des amateurs pleins d’enthousiasme et de ferveur, la question demeurait : quelle est l’utilité de ce personnage hors cadre qui donne si peu de gages à la communauté ? A quoi servent donc ses tableaux qui ne tissent aucun lien avec nos activités ? Voilà bien le genre de question qui ne me tourmentait guère avant le commencement de cette longue rédaction. Il suffit pourtant de jeter un œil à La critique des années 1950 pour constater que cette question taraudait de nombreux esprits.
Du point de vue de La peinture qui rit de se voir si belle en son miroir, les bénéfices que l’on peut tirer d’une peinture qui vaut par elle-même sont nombreux. La foule ne presse pas en vain aux portes des grandes expositions. Ce goût pour les qualités picturales du tableau répond à des attentes, à des besoins. Nous aimons cet artiste qui ne soucie que de peinture, nous ne nous interrogeons pas sur son utilité, sur son rôle social. C’est d’ailleurs une question que l’on ne se pose pas, que l’on oublie en tout cas, face aux toiles de Kandinsky, de Modigliani, de Morandi… ou de Giacometti. Cependant, cet avis est celui d’un public, sinon averti, du moins en empathie avec la peinture. Tout le monde ne partage pas cette disposition d’esprit et nous ne pouvons juger ceux qui ne peuvent apprécier ou admettre un tableau à priori dépourvu de signification, un tableau sans autre dessein que l’interaction de surfaces colorées dans un format donné.

Dans un moment de lucidité, je me suis résolu à ne pas tenter de ferrailler avec les théoriciens et les spécialistes. Je ferais malgré tout preuve de négligence en ne rappelant pas ici que la critique américaine, et notamment le célèbre Greenberg, a combattu avec férocité l’École de Paris :

« conscient de l’importance de cette reconnaissance par l’étranger, Greenberg juge les français, y compris Staël, « insipides » par rapport aux nouveaux peintres américains. »
Eliza Rathbone, Nicolas de Staël et l’Amérique, publié dans le Catalogue de l’exposition Nicolas de Staël du 12 mars au 30 juin 2003 au Centre Pompidou, édition du centre Pompidou, Paris, 2003, p. 237 

Les thèses de Greenberg ont été validées par ses pairs et par les conservateurs des musées. La peinture américaine a finalement pris le pas sur la peinture européenne. Cette opération s’est faite au détriment de peintres qui, comme Estève, Staël ou Bram van Velde, qui nous ont souvent offert le meilleur de la peinture.
Pourquoi parler de ça ? Ce n’est pas pour tenter de discréditer de Kooning, Rothko ou Pollock. Les peintres de l’École de New York ne sont pas en cause ici. Il me faut simplement rappeler cette réalité : nous ne sommes pas dans un conte de fée, il existe un marché. Ce marché est puissant, capable de faire et de défaire les réputations. Sans que nous y prenions garde, il guide nos choix. Son influence considérable peut ainsi expliquer certains phénomènes qui agitent le monde de la peinture. Ces affirmations mériteraient sans doute de plus amples développements, mais je veux juste amener l’idée qu’il ne faut pas ignorer ou oublier le poids de cette sphère. Il est d’ailleurs inutile d’insister, car cet univers ne constitue pas notre outil de mesure, notre référence. Notre terrain est bien celui d’une peinture souveraine et de ses indéfectibles soutiens.
En définitive, nous ne savons pas de qui émane le décret, des marchands où d’une frange beaucoup plus large de la société, mais cette belle parenthèse de « la peinture pour la peinture » allait bientôt se refermer et les peintres rois, comme Matisse ou Picasso, resteraient sans descendance.

Les nouvelles missions

On ne s’étonnera pas que l’historien et le théoricien soient restés déconfits face à ce peintre uniquement préoccupé par ses fondamentaux.

« Etrangers les uns aux autres dans la pratique de leurs activités, historiens et historiens de l’art constituent, au fond, les uns et les autres, les derniers représentants d’une civilisation du livre, toute entière liée à la considération des faits du langage, voire de l’écriture. Les plus fougueux esthéticiens eux-mêmes ne prennent en considération que les valeurs qui, dans l’art, lui sont communes, soit avec la littérature, soit avec la philosophie. Ils ramènent son étude à un type de significations illustrant des valeurs qui se forment en dehors de lui. »
Pierre Francastel, La réalité figurative, Denoël/Gonthier, 1978, p. 71

En guise de pâture, ils ne leur recevaient plus qu’un agencement de formes colorées qui opposait une grande résistance aux tentatives de formulation :

« (…) il n’y a pas d’équivalent verbal d’une sensation colorée. »
Debray Régis, Vie et mort de l’image, Gallimart, 1992, p 47

Il est plus surprenant que de nombreux peintres se soient ― de leur propre chef ― investis dans de nouvelles missions, comme si la peinture elle-même, la peinture intrinsèque ne leur suffisait plus. Il est vrai que les peintres sont acteurs du marché que nous venons d’évoquer. A ce titre, des contingences, des considérations étrangères aux vertus de leur pratique, influent parfois sur leurs décisions et leur évolution.
Quoi qu’il en soit, excepté les peintres peintres, ceux qui travaillent dans l’idéal de la peinture, et les amateurs avérés, la société semble se méfier de cet ancien serviteur qui ne rend plus le moindre compte. Il fallait donner une finalité à sa cuisine de sorcier. Sans avoir l’air d’y toucher, sans que cela soit toujours remarqué, de nouveaux objectifs ont été promulgués. Les instances culturelles souhaitaient du neuf en lien avec l’époque. Il était question désormais d’en rendre la teneur, d’en mettre à jour les mécanismes.

A chaque période ses critères. De la renaissance au milieu du XVIIIe siècle : la perfection, l’illusion, la grandeur, l’édification, sont particulièrement appréciés. Après la deuxième guerre mondiale : le drame, le tragique, le chaos, le sublime ou l’énigme, sont retenus comme d’indispensables propriétés.
Ces attributs méritent bien sûr quelques commentaires et nous y reviendrons dans un billet intitulé La peinture sans filtre. Pour l’heure, ne perdons pas le fil de cet article. Les objectifs plébiscités ne relevaient pas d’une prescription, d’autant d’obligations. Le peintre n’était pas tenu d’accepter ces nouvelles missions. Pourtant, il pouvait être évalué sur la base de critères distincts de la peinture elle-même. Voyez cette instructive citation où il est question de Nicolas de Staël :

« (…) l’exposition organisée par Théodore Schempp et Jacques Dubourg à New York, en mars 53, obtient un grand succès auprès des collectionneurs américains, elle est pour la première fois l’occasion pour la presse américaine de faire part de ses réserves sur l’œuvre du peintre, dont le succès a été grandissant depuis 1950. Si  « l’opulence de sa couleur » et son « sens extrêmement cultivé des relations tonales » font l’unanimité, quel sens faut-il donner à la maestria de l’artiste ? Est-ce une réponse originale à une nature conçue comme source d’inspiration, qui permet aussi à l’œuvre d’exister en tant que telle ? Souffre-t-elle au contraire d’un « excès de richesse et de douceur », avec le risque de la chute dans « le leurre du pathétique » ? »
Jean Paul Ameline, dans le Catalogue de l’exposition Nicolas de Staël du 12 mars au 30 juin 2003 au Centre Pompidou, édition du centre Pompidou, Paris, 2003, p. 20   

 Finalement les choses n’avaient pas tellement changées, d’une certaine manière le peintre est toujours de service, il lui est conseillé de ne pas s’en tenir aux seuls plans colorés.

Restons zen

Je ne suis pas là attablé avec quelques complices à refaire l’univers pictural et à dresser la liste de mes doléances. Restons zen, revenons-en à l’essentiel. Les droits de la peinture n’impliquent pas que le tableau ait la peinture comme unique sujet ou même que l’esthétique l’emporte sur toute autre considération. Ce qui importe en réalité, c’est que les valeurs proprement picturales soient respectées, que l’on ne porte pas atteinte aux accords de tons, à l’agencement des formes, à ce juste point d’équilibre que le peintre atteint parfois au prix d’immenses difficultés. Pour définir les droits de la peinture, nous pouvons dire que la narration ou le message ne doit pas avoir priorité sur les valeurs picturales. Aujourd’hui la peinture peut exprimer l’abjection, la contradiction, le songe, le non sens… Pourquoi pas tant que le tableau n’en souffre pas. Nous venons de mentionner Picasso, ajoutons encore Otto dix, André Masson, Zoran Music ou encore Paul Klee.

Klee Paul, Paysage aux oiseaux jaunes, 1923, Aquarelle sur fond noir, 35,5 x 44 cm, Collection particulière, Suisse

Klee Paul, Paysage aux oiseaux jaunes, 1923, Aquarelle sur fond noir, 35,5 x 44 cm, Collection particulière, Suisse

Dans la période concernée par cette étude, qui va du Trecento au années 1970, nous faisons le choix de la peinture. Il fallait Bram van Velde pour qu’une destinée humaine ressentie comme misérable ne nous renvoie pas à une insupportable grisaille, il fallait Goya pour que la représentation des exactions de l’armée de Napoléon soit bien plus qu’un simple témoignage et il fallait David pour que le tableau figurant le couronnement de l’impératrice Joséphine ne sombre pas dans la cacophonie.

De ces trois exemples et de tous les artistes que nous avons choisis pour appuyer nos thèses, ne gardons maintenant que David et Le Sacre de Napoléon. Quand le ridicule et le chaos menaçaient, il a amené — par la couleur et la composition — l’ordre et l’harmonie. Il aura réussi l’exploit de servir Bonaparte sans rien sacrifier aux fondamentaux de son métier.

David Jacques-Louis, Le Sacre de Napoléon, 1806-1807, huile sur toile, 620 x 980 cm, musée du Louvre, Paris

David Jacques-Louis, Le Sacre de Napoléon, 1806-1807, huile sur toile, 620 x 980 cm, musée du Louvre, Paris

Un pays autonome

L’ambition, sans doute démesurée, que je nourri est de présenter la peinture dans sa diversité et dans son unité. J’aimerais que nous la regardions pour ce qu’elle est, dans ce qu’elle a d’irréductible. Je ne mets pas en cause ici les contrats successifs qui ont liés le peintre à la société. D’ailleurs les droits de la peinture étaient déclarés très longtemps avant que je n’entre en transes devant l’autonomie qu’elle était susceptible d’afficher.

Chardin Jean-Baptiste, Le gobelet d'argent, 1731, Huile sur toile 33 x 41 cm, Musée du Louvre, Paris

Chardin Jean-Baptiste, Le gobelet d’argent, 1731, Huile sur toile 33 x 41 cm, Musée du Louvre, Paris

C’est devant Chardin, que j’ai enfin compris. Observez bien sa toile, Le gobelet d’argent : le rouge intense qui courre sur les éléments du tableau n’est pas vraisemblable, il échappe aux règles de la figuration. De mémoire, cette grande figure de la peinture avait comme théorie « j’en mets jusque ça fasse bien ». Pour que «  ça fasse bien », il ne s’interdisait rien et ce rouge affranchi sert uniquement la composition colorée. C’est pourquoi, Le gobelet d’argent est une peinture, avant d’être une nature morte.

Pour tenter d’approcher la peinture dans son essence, il était important de la séparer de ses anciennes et nouvelles missions, il convenait de rappeler ses droits. Des droits encore méconnus, du temps où la communication semblait avoir le pas sur l’expression, et fraîchement reconnus lorsque de nouvelles missions ont été promulguées. Ne préjugeons ni des trésors anciens, ni de l’art moderne, l’œuvre qui nous intéresse survit aux conventions de la période où elle a été créée et saisira toujours le visiteur de musée.

Enguerrand Quarton, La Pietà de Villeneuve-lès-Avignon, Vers 1455, Détrempe sur bois, 162 × 217 cm, Musée du Louvre

Enguerrand Quarton, La Pietà de Villeneuve-lès-Avignon, Vers 1455, Détrempe sur bois, 162 × 217 cm, Musée du Louvre

Bram van Velde, sans titre, 1944, technique mixte, 105 x 142 cm, collection particulière, France

Bram van Velde, sans titre, 1944, technique mixte, 105 x 142 cm, collection particulière, France

Oublions maintenant la chronologie et, comme le suggère Giacometti, adoptons une vision transversale :

« Tout l’art du passé, de toutes les époques, de toutes les civilisations surgit devant moi, tout est simultané, comme si l’espace prenait la place du temps. »
Alberto Giacometti, écrits (Articles, notes, entretiens), Savoirs/sur l’art, Hermann, p. 165

Mettons au même plan, accrochons sur le même mur, Uccello, Tintoret, Goya, Courbet, Van Gogh, Braque… Quelque soient les missions dont ils étaient investis, aucun n’est moins important qu’un autre. Oublions donc la période et ses croyances, ses règles, ses tendances. Plutôt que de l’histoire, dont d’autres parlent si bien, pensons géographie. Ne pensons pas à une cartographie, à une étude de la peinture sous différentes latitudes, mais à la peinture comme un pays indépendant. Dans ce petit traité, il est question d’un territoire autonome, du territoire des peintres. Le territoire des acharnés, des purs, des allumés, qui vont chercher la peinture dans sa substance. Un complice, dont nous reparlerons,  a accès à ce domaine. Il s’agit de l’amateur avéré. Il cherche lui aussi la couleur, l’intensité, l’épaisseur, l’unité, le songe, une beauté non connotée et l’indispensable part d’humanité. Il suivra le peintre de l’autre côté du monde, sans l’interroger sur ses motivations et sur la signification de son travail. Et, en dernier recours, son goût prononcé pour les taches colorées dispense le travail de l’artiste du coup de tampon d’une commission.

« (…) je crois qu’il y aura toujours des hommes pour s’exprimer sur un papier, sur une toile, et d’autres hommes qui aiment ces signes, ces taches. »
Bissière, T’en fais pas la Marie, écrits sur la peinture 1945-1964, Le temps qu’il fait, 1994, p. 57

DJLD, Les droits de la peinture – au 6 août 18

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