L’expression et la communication

Roger Bissière, Vert et ocre, 1954, huile sur toile de jute montée sur contre-plaqué sur chassis, 114 x 77 cm, @Jeanne Bucher

Roger Bissière, Vert et ocre, 1954, huile sur toile de jute montée sur contre-plaqué sur chassis, 114 x 77 cm, @Jeanne Bucher

L’heure est venue d’aborder un vieux, un éternel quiproquo qui amalgame à tort les beaux-arts et les arts graphiques. Il est utile de l’exposer ici, car si le sujet a souvent été traité, si le thème est rabattu, il n’en reste pas moins méconnu ou sous-estimé par la plupart de nos contemporains. Voilà notre sujet : le monde la communication visuelle est à distinguer de celui de l’expression visuelle.

« Vos peintures marquent une prédilection pour certaines couleur, le rouge, le noir, et un relatif dédain pour d’autres, le bleu. Y a-t-il une raison précise ?
Antoni Tàpies : lorsqu’il s’agit d’un concert, personne ne s’avise d’aller demander des explications à un musicien. Mais dès qu’il s’agit de peinture, l’artiste est mis en demeure de fournir des éclaircissements. On continue à attendre d’une peinture qu’elle joue un rôle de document visuel. Oui c’est vrai le rouge et le noir me sollicitent d’avantage que le bleu, mais à quoi bon en chercher la raison ? »
Libération, Rencontre avec Antoni Tàpies, par Antoine de Baecque et Hervé Gauville, lundi 15 décembre 2003

Contrairement à une idée (trop) répandue, le graphiste, si talentueux soit-il, n’est pas un artiste et l’artiste ne possède pas par défaut les clés de la communication visuelle. Le peintre semble aujourd’hui libre de toute contingence, son œuvre peut s’imposer comme une réalité d’ordre plastique et exister sans délivrer le moindre message. C’est une possibilité effective et, à mon sens, une chance inouïe. Bien sûr, l’affaire est plus compliquée qu’il n’y paraît. Je vous propose d’ailleurs un examen plus approfondi de ce point dans Les droits de la peinture. Quoi qu’il en soit, êtes-vous en mesure de dégager une signification, un message quelconque, en observant les toiles d’un Bissière, d’un Stael ou d’un Bram van Velde ?

Bram van Velde, Sans titre, 1939, Montrouge, Gouache, 113 x 145 cm, Staatsgalerie, Stuttgart

Bram van Velde, Sans titre, 1939, Montrouge, Gouache, 113 x 145 cm, Staatsgalerie, Stuttgart

Les propos mêmes de ce dernier, un des champions de La peinture qui rit de se voir si belle dans son miroir, un des plus remarquables des peintres du siècle dernier, anéantissent d’emblée ce type de velléité :

« Je sais fort bien qu’une toile ne peut être qu’une chose bizarre, incompréhensible (…) Je pars sur la toile, et progressivement, c’est elle qui impose sa solution. »
Charles Juliet, Rencontres avec Bram Van Velde, P.O.L, 2001

Le graphiste lui évolue dans un autre monde, celui de la communication, son travail ne manque pas de noblesse, mais sa mission est avant tout de faire passer un message, de structurer l’information, de construire l’identité visuelle d’une organisation, de faire la promotion d’un produit. Sa conception, si « goûteuse », si flamboyante soit-elle, doit favoriser la lecture d’un message et ne pas brouiller, si peu que ce fut, l’image de l’entreprise… En réalité le graphiste est au service d’un contenu et au-delà d’un client  :

« Cependant, si les langages de l’art et du design s’enrichissent de concert, leurs motivations demeurent séparés. (…) la conception graphique a su, au fil des siècles, se montrer efficace pour délivrer un message clair. L’art est connotation, association, implication et se révèle dans l’ambiguïté. La conception, quant à elle, est précise et explicite (…) elle est liée à son contenu comme la danse l’est à la musique »
Newark Quentin, Guide complet du design graphique, Paris, Pyramyd ntcv , Bloc notes Publishing, 2003

Pour « asseoir » complètement cette réalité liée à la communication visuelle, pour lever définitivement toute ambiguïté, la célèbre formule de William Addison Dwiggings demeure incontournable :

« En matière de mise en page, oubliez l’art et travaillez d’instinct. Le concepteur doit réaliser une présentation claire du message, qui mette en avant les arguments importants et, en arrière-plan, les informations mineures. Cela relève plus de sens commun et de la faculté d’analyse que de l’art. »

Cette citation a le mérite de distinguer clairement le travail du graphiste et celui du peintre et possède, à cet égard, une portée pédagogique indéniable. Cependant les choses ne sont pas toujours aussi tranchées, voyez cette citation d’un maquettiste contemporain :

« En aucun cas le lecteur ne doit sentir la présence du maquettiste. Celui-ci n’est pas là pour se mettre en valeur, ni pour donner un feu d’artifice de son savoir-faire, ni pour montrer qu’il sait utiliser toutes les typographies du monde. Il n’est pas là non plus pour épater son éditeur. Non le maquettiste doit simplement, avec humilité se mettre au service d’une œuvre. Mais en même temps, il faut qu’à toutes les étapes du travail s’applique un souci de perfection, dans l’espoir que le lecteur, sans pouvoir d’ailleurs l’expliquer, soit touché par cette sensation de beau. »
Richard Medioni, La maquette… selon Richard Medioni, http://www.pixelcreation.com, avril 2004

Cette quête de qualité, cet appétit d’esthétique, qui ne voudrait pas dire son nom, trouve tout naturellement sa justification dans la dimension visuelle du message :

« Les outils plastiques de l’image quelle qu’elle soit, étant les outils même des arts plastiques, en font un moyen de communication qui sollicite la jouissance esthétique et le type de réception qui s’y rattache. Ce qui veut dire que communiquer par l’image (plutôt que par le langage) va nécessairement simuler de la part du spectateur un type d’attente spécifique et différente de celui que simule un message verbal. »
Joly Martine, Introduction à l’analyse d’image, Saint-Germain-du-Puy, Nathan Université, 2003

Il est donc difficile de faire l’impasse sur l’éventuelle dimension esthétique des travaux graphiques. Nous ne devons d’autant moins la négliger ou d’autant plus la prendre en compte, que l’art numérique est maintenant une réalité, qui vient enrichir ou contaminer, c’est selon, nombre de réalisations graphiques. Peut importe nos appréciations, il suppose une liberté quasi-totale et relève en cela de l’expression visuelle, de la création. On notera qu’il sert déjà la communication et que le traitement graphique d’une quantité non négligeable de supports visuels emprunte désormais à l’art numérique, il semblerait donc difficile de nier une certaine évolution, qui offrirait une marge d’expression plus importante au graphiste et réduirait le fossé entre l’art et la communication. En réalité, les artistes, et pas forcément les moindres, ont mis leur talent au service de la publicité depuis longtemps. Il est vrai que c’était un travail de commande et d’une certaine manière un de rôle de composition, quand la collaboration actuelle entre les organisations et les artistes tient plutôt du mixage ou de la fusion des genres. Mais, poursuivant dans l’idée de réduire la frontière entre communication et expression visuelle, nous pourrions ajouter que la plupart des typographes font preuve d’une sensibilité artistique incontestable, qu’une conception graphique comme une peinture peut — d’une certaine manière — s’apparenter à un organisme vivant que l’on manipule avec prudence passé un certain stade. Rien n’est simple en réalité, mais il est connu qu’en matière d’art, il faut compter avec le temps et si nous devons bien sûr prendre en compte l’incontestable « bougé » du monde de la communication graphique, nous savons que la mission du graphiste n’a pas changée, qu’il est impossible – par exemple – d’appliquer le même traitement graphique à deux affiches, dont l’un serait destinée à un groupe de rap et l’autre à un chanteur à texte. En réalité, de l’opérateur PAO au directeur artistique toute l’agence met son savoir faire au service d’un contenu et d’un client. Ce schéma là est irréductible, il  est donc légitime de distinguer l’expression et la communication.
Le créatif travaille pour une organisation, il communique. Le créateur n’est pas tenu de délivrer un message et son registre ne relève pas de la communication, mais de l’expression. Nous reviendrons sur les missions fixées par la société et susceptibles de brider sa créativité, mais le peintre a toujours contourné les instructions et a fait, le plus souvent, exactement ce qu’il voulait. Il est au service de la peinture, quand, sans vouloir être désobligeant, le graphiste est au service d’un client.

 

DJLD, L’expression et la communication – au 3 décembre 17

2 réflexions au sujet de « L’expression et la communication »

  1. Fabienne Huillet

    Merci pour cette approche originale de la peinture . J’ai appris différentes choses en vous lisant, merci à vous. Fabienne Huillet.

  2. Virginie Brossard

    Articles sympathiques, lecture agréable. Ce blog sur la peinture est vraiment instructif, bravo !
    Virginie Brossard LETUDIANT

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *